Les agonies d'un réprouvé - par Louis Nucéra


Ce texte a été publié dans Le Monde - vendredi 4 mai 1984


"Si Monsieur Père ne s'éveillait un beau matin, je le suivrais de bonne grâce". Un matin de septembre 1971, Monsieur Père ne s'éveilla pas. Le lendemain, dans la nuit, Albert Caraco se suicidait. Il avait cinquante-deux ans. Déjà, sa mère morte, il avait voulu se supprimer. Quelques livres à écrire - un semainier - le retinrent ; ces livres pour lesquels, selon ses dires, "il se rendit ascète", car cet Uruguayen né à Constantinople et vivant à Paris s'était immolé à la littérature.

Non. Plus rien ne l'attachait à cette terre. Il y était passé enveloppé dans les replis de sa civilité, payant sa place au spectacle, comme il le confiait, au prix d'un effacement résolu.

Mais Dieu qu'il avait souffert, lui qui faisait profession de haïr le monde ! Souffert d'isolement et d'incompréhension, pour ne pas évoquer sa santé précaire. Ses éditeurs ? ILs n'avaient pour lui que l'"estime la plus languissante" et encore était-il convaincu, en son for intérieur, qu'ils ne le lisaient pas. Les critiques ? La plupart l'ignoraient. Ainsi demeurait-il avec plusieurs milliers de pages en souffrance (dont il devait payer la publication), pestant dans sa solitude, aspirant à une célébrité qu'il ne connut jamais.

S'était-il désabusé de tout succès "laissant gloire et plaisir aux mignons de l'événement" ? Avait-il renoncé, après des agonies sans nombre, à lutter contre l'emprise et l'empire des idées fausses en des contrées où tant de partis pris fondés sur rien exilent l'homme de lui-même et où sévit le fanatisme du mensonge ? On n'en jurerait pas. Ce dont on est convaincu, en dépit de ses colères, c'est de sa passion, jusqu'à la fin, pour la langue française. Celle du dix-huitième siècle, qui distille des merveilles, était sienne. Il y respirait avec aisance, vitupérant ceux "dont l'art d'écrire à la façon d'un pied est devenu la marque", prophétisant qu'un pays qui ne veille pas sur sa langue ne tarde pas à mourir.

Ce déclin, il le pressentait jusque dans sa chair. Et c'est lui, l'être "établi dans la négation", qui nous avertissait : "Vous vivez vos derniers moments d'insouciance", c'est lui qui en était désespéré. On songe à E.M. Cioran, à son attachement au français, à sa joie quand il entendit Erwin Chargaff (savant newyorkais originaire de Czernowitz) lui dire : "Ne mérite d'exister que ce qui est exprimé en français." On songe à Alexandre Vialatte, défenseur de la grammaire, de ses difficultés et les plus subtiles, s'irritant des réformateurs imbus d'originalité qui "relèguent tout au grenier sous prétexte de neuf", ce qui ne signifie pas qu'une langue "pour rester, et rester vivante, puisse se passer de frein et d'éperon." Mais on n'en finirait pas...

Qu'eut dit Caraco le Maudit du langage chewing-gum d'aujourd'hui, qui va jusqu'à s'imposer dans les librairies ? Se serait-il décidé à n'user que de l'anglais et de l'espagnol, qu'il écrivait comme au temps de Samuel Johnson et du Siècle d'or, selon les familiers de ces nations? Il s'y tenait parfois, quand il voulait crier sa fureur et qu'il nous considérait indignes de la recevoir. Mais sa bouderie durait peu. Tout en prédisant à la France "un Sedan intellectuel, un Rossbach artistique, un Azincourt philosophique", il poursuivait, dans l'ombre, loin des cliques et des conjurations, une oeuvre apocalyptique, érudite et naïve (mais oui l), s'interrogeant sur les gestes les plus naturels, "mariant le ciel avec l'enfer et notre transcendance avec notre animalité", rompant des rances avec l'absurde, cet absurde qui "a la haute main sur la plupart de nos litiges".

Comptable de nos décompositions et de nos débâcles, il savait combien l'espèce est à plaindre et non à blâmer. Il déclarait : "Les êtres nobles aiment rarement la vie, ils lui préfèrent les raisons de vivre." Le sort de la civilisation le hantait. Il a des phrases violentes pour hurler ses terreurs : "L'homme en état de comprendre ferait bien de se taire... Le moyen d'établir la différence entre ce qui ne fut jamais et ce qui cessa d'être. Notre science ne nous rend pas plus libres, nous n'avons pas l'esprit de nos moyens, nous n'avons pas l'intelligence de nos oeuvres... Leur amour de la vie me rappelle l'érection de l'homme que l'on pend... On ne se soustrait jamais longtemps à son train, sauf à mourir au monde, lequel est l'art de prévenir une défaite en courant s'y précipiter avant que la bataille ait lieu..." Mais on n'arrêterait pas de citer ce philosophe féru de pensées germaniques et juives, ce mémorialiste, cet essayiste, ce moraliste qui, dans sa poignante réclusion, puisait une inflexibilité peu fréquente en des périodes de compromis.

Son foisonnement, ses contradictions ("elles sont naturelles, je suis plein de méandres, enfin j'écris et c'est tout dire, je m'égare à ma propre suite"), ses mises en garde, ses malédictions, sa certitude que l'histoire ne transige point avec ses oeuvres et que l'on conçoit difficilement hors de ses impératifs, son humour, ses sanglots, la beauté de chacune de ses pages, son orgueilleuse et pitoyable folie, le labyrinthe des idées fixes où il se perd quelquefois, les exaspérations qu'il suscite, sa mesquinerie et ses petitesses ("L'homme seul est en mauvaise compagnie", constatait Giono) exercent une fascination sur ceux qui se sont pris à l'aimer.

Imagine-t-on qu'il existe quelque affectation à parler d'écrivains envers qui l'époque se montra cruelle à force d'indifférence ? Si tel est le cas, que l'on se détrempe. Il n'y a là que profond désir à partager un bonheur de lectures ; ce qui n'est pas mince. Il arrive que les réprouvés (c'est ainsi que Caraco se considérait) ont aussi leur mot à dire.


Louis Nucéra

Ce texte a été publié dans Le Monde - vendredi 4 mai 1984

© Le Monde